Dans cet atelier d’écriture, nous nous sommes inspirés des « Notes de chevet » de Sei Shônagon et de ses « gens pour lesquels on se demande si leur aspect aurait changé, supposé qu’ils fussent, après avoir quitté ce monde, revenus dans un autre corps »

Aliocha a partagé vingt ans de ma vie. Jeune professeur, j’avais dû quitter ma ville natale et partir dans le Nord de la France. Pays froid, pays lointain, je décidai d’adopter un animal. Lors d’une soirée chez des amis d’amis je tombais sur un couple de Maine Coon qui venait de fonder famille : une portée de trois chatons gigotait au fond d’un panier . Je ne résistai pas et repartis le soir même avec un des chatons dans la poche de mon manteau. Tout au long des quelques stations de métro jusqu’à mon appartement, le chaton sans nom miaulait, sa tête minuscule dépassait à peine de la poche du manteau, ce qui ne manquait pas d’émouvoir les passagers.
Assez rapidement, un nom fut trouvé pour ce chat plein de caractère et extrêmement loquace. Je le nommai Aliocha. J’avais cherché un prénom en “chat” et m’étais souvenue de ce diminutif affectueux que les Russes utilisent pour Alexandre. Le plus jeune des frères Karamazov , je crois.
Bien vite, Aliocha se sentit à l’étroit entre les quatre murs de mon appartement. Je finis par céder et le laissai sortir, sauter de gouttière en gouttière, de toit en toit.
Mais un soir en rentrant, point de chat. J’ameutai le quartier en l’appelant jusque tard dans la soirée. Rien n’y fit et je passai ma première nuit sans lui.
Le deuxième soir, mon moral était au plus bas et je commençais à imaginer la vie sans lui quand quelqu’un toqua à ma porte. C’était un voisin. Il me demanda:
— C’est pas vous qui avez perdu vo’t chat ?
— Si, pourquoi? lui répondis-je le cœur battant.
— Parce qu’un autre voisin m’a dit qu’il avait vu passer un chat sur un mur qui miaulait très fort. C’était bien lui, et avec l’aide du voisinage s’organisa le sauvetage d’Aliocha.
Bien des années ont passé et j’ai changé de villes plusieurs fois, pris des trains, des avions qui me ramenaient vers le sud, toujours flanquée de mon Maine Coon. Je me mariai, des enfants arrivèrent et Aliocha accepta de plus ou moins bonne grâce cette famille élargie.
Un jour pourtant, c’est lui qui quitta ce monde au bout d’une longue vie qui se termina comme elle avait commencé : choyé au fond d’un panier.
Depuis, à chaque fois que j’aperçois un chat sur un mur qui passe son chemin, je me demande s’il n’est pas la réincarnation de mon plus vieil animal de compagnie. Mais à y regarder de plus près, ce n’est jamais tout à fait lui: les pattes sont plus courtes, les yeux moins expressifs et surtout la plupart restent muets quand je m’adresse à eux, signe indubitable que ce n’est pas lui.
Un jour, comme j’allais à quelque endroit, je rencontrai un homme bien fait qui portait “une lettre tordue” toute fine. Sa silhouette gracile me rappela instantanément un acteur qui avait été mon amant et dont le nom apparu dans un générique de film au fond d’une salle obscure faisait toujours battre mon cœur.
Il faut vous figurer que je n’avais pas toujours été Main Coon de mon état. J’avais aussi pris l’apparence d’une actrice qui avait eu son heure de gloire au siècle dernier.
Intriguée par la lettre qu’il portait, j’engageai la conversation.
— Pourquoi cette lettre est-elle toute fine et tordue ?
— C’est qu’elle contient comme ces fleurs de papier qui se déploient dans l’eau, l’essence de ces choses nous fait battre le coeur ou qui ne font que passer
— Comme c’est intéressant! Et pourriez-vous me donner un aperçu de ces choses subtiles ?
— A vous de me dire. Commencez.
— Parmi les choses qui passent, il y a le parfum de ma grand-mère. Il sentait la poudre et l’iris.
— Ah oui, et bien moi ce serait plutôt le souvenir confus de la voix de mon père.
— Oui, oui, sûrement c’est beau mais c’est bien triste ne trouvez-vous pas? Et si vous me disiez un peu ce qui fait battre votre coeur ?
— Je ne sais si je peux. Nous nous connaissons à peine.
— C’est ce que vous croyez…
— Nous nous sommes connus ?
— Oui, même si cela ne vous a semble-t-il laissé aucun souvenir. Tout passe , comme ces pommes qu’on oublie au fond d’un compotier.
— Je ne me souviens pas de vous, j’en ai peur, mais je vais vous dire une de ces choses qui fait battre mon cœur : c’est le souvenir du premier regard échangé avec mon premier enfant.
A ces mots, je me décomposai. Vite je me ressaisis et lui demandai si le nom de l’enfant était inscrit au bas de cette lettre toute fine et tordue.
— Oui, souffla-t-il. Il s’appelait Alexandre. mais pour moi c’était juste Aliocha.
Texte écrit lors de la 5e séance de l’atelier d’écriture d’Elise Vandel.
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