Ecrire le Japon 4 : mon yokaï

gravure sur cuivre, épreuve d’artiste, 2020

Partie 1

C’est un arbre à visage humain. On l’appelle Jinmenju et il apparaît de préférence les jours de pluie, d’orage. Dans le tumulte des trombes d’eau, quand les branches voltigent ou se balancent follement dans le vent, son visage s’anime. Au travers des rideaux de pluie, on distingue souvent d’abord ses yeux jaune qui s’allument dans les plus hautes branches. On se demande d’abord s’il ne s’agit pas d’oiseaux apeurés ou d’écureuils en quête de refuge. Mais bientôt le reste d’un visage se dessine aussi, ridé comme il se doit et encadré d’une somptueuse chevelure de branches et de feuilles. Quand l’orage fait rage, il arrive parfois que l’arbre tout entier se mette à marcher vers vous et on entend alors craquer les feuilles mortes sous les pieds du géant sylvestre.

Partie 2

Mai était styliste pour la maison Zenka qui avait pignon sur rue dans le quartier de Ginza. 

Elle travaillait dans l’open space du grand couturier, au 4eme étage d’un immeuble ultra-moderne qui donnait sur l’une des artères    principales du quartier. Son poste de travail, composé de grandes tables en bois noble, était idéalement situé le long d’une baie vitrée qui, tout en laissant passer un maximum de lumière, filtrait bien le brouhaha de l’avenue. Ainsi, tout au long de ces journées de recherche, elle pouvait voir changer la lumière et défiler les saisons et oublier le tumulte  de Tokyo

Mai était sensible au passage du temps, à l’impermanence des choses; elle essayait toujours que  l’esprit  du wabi sabi souffle sur ses créations textiles. L’immense érable qu’elle voyait depuis la baie était pour elle une source d’inspiration sans cesse renouvelée: couleurs, formes, mouvements, textures, cet arbre portait en lui la quintessence de ce qu’elle voulait faire passer dans ses créations. 

Un jour d’orage, il y eut une panne d’électricité dans tout Ginza. C’était la fin de l’automne, les journées étaient courtes, le soir tombait plus vite sur Tokyo. Comme il n’y avait plus de courant pour travailler sur son PC, ni de lumière pour dessiner, Mai ouvrit le tiroir de son bureau et y prit une bougie pour s’éclairer dans les étages vers la sortie. 

Dans la cage d’escalier plusieurs fois la flamme manqua de s’éteindre. L’ascenseur était hors-service et les portes claquaient tandis que le personnel s’engouffrait dans les escaliers. 

Arrivée dans le  hall d’entrée de l’immeuble, elle fut saisie par le grand silence qui s’y fit soudain. Elle aperçut son reflet  furtif dans les larges baies vitrées : jeune femme filiforme, vêtue d’un tailleur pantalon d’excellente facture, cheveux impeccablement tirés et arrangés en chignon, tenant à la main une flamme orangée.

Les portes tournantes bougeaient comme au ralenti tandis que dehors l’orage se déchaînait. Pourtant, Mai sentit le besoin irrépressible de sortir sur le boulevard malgré les grandes rigoles d’eau qui couraient le long des trottoirs. A peine dehors,  la force de l’intempérie la contraint à courir trouver refuge sous le grand érable de l’autre côté de la place. Ce fut comme si la pluie avait cessé instantanément.  Elle leva  les yeux vers la cime de l’arbre et croisa son regard. Aussitôt, un grand souffle s’éleva et la bougie mit le feu à la chevelure de Mai que le vent avait  détachée, et  les branches de l’érable s’embrasèrent aussi. Mai vit la flamme orangée se refléter une dernière fois dans les yeux de son Yokai sylvestre. 

Ce yokaï est la manifestation chez beaucoup de Japonais -notamment des citadins qui croient avoir perdu leurs racines avec leur terre d’origine- de la forêt d’Aokigahara qui s’étend à la base du Mont Fuji. Cette forêt est célèbre pour le grand nombre de personnes qui s’y sont suicidées depuis les années 1950. Elle a recouvert une large coulée de lave qui avait enseveli la région  lors de l’éruption de 854. Depuis lors, le yokaï incarne la peur du feu, de l’ensevelissement et du suicide.

Texte écrit lors de la 4e séance de l’atelier d’écriture d’Elise Vandel.

Retrouvez toutes ses propositions d’écriture ici : http://chezliseron.com

Publié par

lapoudredestampette

La gravure représente la dernière étape en date de mon parcours artistique, après un long détour par la peinture à l’huile, l’acrylique et le collage. Depuis une dizaine d'années, je travaille l’estampe et ses nombreuses techniques d’impression à L’Atelier de la Main Gauche à Toulouse. Ce lieu encourage la pratique d’une gravure propre où l’emploi de produits toxiques est réduit au maximum. Je m’intéresse aussi à d'autres techniques d'impression comme le cyanotype, procédé photographique ancien.

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