Derrière le mur, l’homme attend l’orage. On lui a dit “on attend l’orage” et lui se demande vers où aller.Vers l’aube ou le crépuscule, la montagne ou la ville ?
Ce mur est sans épaisseur, on dirait un jeu de dominos vertical. Certains points ont été effacés mais qu’importe, il est sorti du jeu. Là-bas, l’horizon s’éclaircit mais il serait plus prudent de s’enfoncer dans la forêt. Il hésite encore, tourne le dos à la lueur et dirige ses pas vers l’ombre des bois.
Yukiko était serveuse dans la nouvelle prison construite au sud de l’île. Pour laver l’opprobre, elle aimait raconter qu’elle était actrice. Le soir, après le boulot, elle allait dans la forêt toute proche pour se changer et revêtir une tenue plus glamour. Les bois étaient toujours déserts et l’endroit hyper sécurisé. Toutes les mauvaises rencontres qu’elle aurait pu faire étaient déjà derrière les murs.
Pourtant, certains soirs, elle sentait comme une présence et sa peau se mettait à perler de peur. C’est ridicule, se disait-elle en enfilant à la va-vite sa tenue à paillettes.Elle n’était pas du genre à se laisser impressionner. On disait d’elle qu’elle laissait dans son sillage quelque chose de magnétique qui la rendait inaccessible aux yeux des hommes.
Une fois qu’elle se changeait à l’abri d’un arbre à la taille impressionnante, elle se mit à observer de plus près cette étrange buée qui entourait son corps chaque nuit davantage. Elle ressentait cette nébuleuse à la fois comme un corps étranger, à la fois comme quelque chose de terriblement intime.
Pour une raison qu’elle ne s’expliqua jamais, elle fut attirée par le lac qui s’était peu à peu recouvert de glace en avançant dans la saison. Il serait plus prudent de s’enfoncer dans la forêt, pensa-t-elle. Pourtant, quelque chose la tirait ailleurs, vers cette zone du lac qui dégageait de la vapeur. Dans les embruns de cette source chaude, sa robe à sequins miroitait; elle décida de se déshabiller. A ce moment, Yukiko n’était plus ni serveuse ni actrice, seule lui restait cette enveloppe évaporée à laquelle les gens la reconnaissait. C’est là qu’elle le vit. Elle alla vers sa disparition, lui reprit corps à son contact.
Le lendemain, l’homme décida de revêtir les habits de la serveuse et d’intégrer le personnel du pénitencier. Ce retour à la vie n’avait rien de fabuleux, et c ‘était exactement ce qu’il voulait: se fondre dans la masse, se mettre au service des détenus qui ne lui prêtaient aucune attention. Une façon de passer insensiblement de l’état gazeux à l’état solide.
Solide, c’était vite dit. Il avait gardé de sa rencontre avec Yukiko un sentiment de grande fragilité. Le corps et le visage de la disparue le hantaient. Il les retrouvait surtout en songe , sans être jamais tout à fait sûr que c’était bien elle. Cette incertitude le minait et le ramenait sans relâche à son ancien statut d’évaporé.
Et puis son nouveau genre lui pesait. Il peinait à incarner cette femme. A incarner une femme, en fait. Il croyait bien les connaître, lui qui les avait collectionnées comme des perles. Mais il ne savait rien de leurs états d’âme, de leurs maux, de leurs aspirations. Vous dormez à côté de quelqu’un pendant des années , pourtant vous ne savez toujours pas de quoi elle rêve.
Texte écrit lors de la 1ere séance de l’atelier d’écriture d’Elise Vandel.
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