
Ma sœur habite sur la minuscule île d’Iki, presque à l’extrémité sud de l’archipel. Je suis dans le train qui relie Tohori à Kyoto quand je reçois son appel. Des années que je n’ai plus de nouvelles. Sa voix est tendue et c’est à peine si je revois sa maison . Elle me dit : “Il faut qu’on réussisse à se voir avant le prochain tsunami.”
Je ne comprends pas cette urgence. Les infos de ce matin n’ont annoncé aucune alerte au tsunami. Mais quand je descends à la première gare, je vois s’afficher en gros caractères rouges les mises en garde habituelles. L’état nous incite à rentrer chez nous au plus vite et à appliquer les consignes de sécurité. Fuck la police. Je décide de rebrousser chemin et de reprendre un train pour Tohori. Ce sera le moyen le plus rapide de redescendre vers le sud et de gagner la mer intérieure pour rejoindre l’île de Shikoku.
J’appelle mon chef au boulot et lui vends un bobard de circonstances. Oui, je rentre chez moi et me claquemure. Oui, j’ai bien pris les dossiers sensibles en partant vendredi. Oui, vous aussi, prenez soin de vous. Ca , c’est fait. Ces vacances imprévues me conviennent à merveille. Arrivée sur Shikoku, il faudra que je fasse une ou deux emplettes: mon pantalon de velours, mon chemisier en soie, mon blazer et mon sac à main de working girl ne sont pas du tout adaptés au périple qui m’attend.
Dans la petite ville portuaire de Tamano, je tombe sur une échoppe en bois à l’ancienne où s’empilent pêle-mêle bols à thé, sachets de ramen et vêtements sortis d’un autre âge. Tous taillés dans le même tissu grossier, tous teints du même bleu indigo. La propriétaire de la boutique me désigne sans un mot un rideau derrière lequel je pourrai me changer. Prochaine étape: trouver un endroit pour recharger la batterie de mon portable et avoir des nouvelles de la météo, et accessoirement une chambre pour passer la nuit. De toutes les façons, il est déjà tard pour prendre un bac pour Takamatsu.
La vieille continue à s’adresser à moi par gestes. Cette fois, son doigt pointe l’étage au-dessus du magasin où clignote une enseigne à peine visible: “Pension Tawara”. Je suis déjà si fatiguée que je ne cherche pas plus loin. La pension porte le prénom de ma sœur, et j’y vois comme le signe de nos retrouvailles proches.
Sitôt entrée dans la chambre d’une propreté étonnante, j’ai branché mon téléphone. La batterie était tellement à plat que l’écran est resté noir. Lasse d’attendre, je me suis allongée sur le lit, vite bercée par la rumeur du port tout proche et le passage régulier du faisceau du phare.
C’est la faim qui m’a sortie de ma torpeur. Avec la petite bouilloire posée sur la table de chevet, je me suis préparé les ramen. En tailleur sur le lit, je les ai dévorées tout en pensant avec gourmandise aux délicieuses brochettes de poisson cru qui sont la spécialité de l’île d’Iki. On les déguste arrosées de yuzu et accompagnées de cette bière légère dont j’ai oublié le nom. La dernière fois, ma sœur m’avait amenée dans un tout petit bar qui en servait et où on avait écouté des vieux standards de Hong Kong. L’ambiance était pareille à celle de ce film de Wong Kar-Wai In the mood for love”et nous avions reparlé de l’acteur terriblement séduisant qui jouait le premier rôle dans le film. Une lueur un peu différente de celle du halo du phare me tira de ma rêverie de vieille ado attardée.
Le portable s’était rallumé et un message s’affichait que j’étais bien incapable de déchiffrer sans mes lunettes. Je les retrouvai à tâtons. Mais même avec mes lunettes, je ne compris rien au message qui disait :
La houle du jazz d’hier soir
comme un feu courant à mes oreilles
me démange ce matin.”
Plus bizarre encore, le sms était signé du prénom et du nom de jeune fille de ma sœur. Qui aujourd’hui ajoute son nom et son prénom à un sms ? Et pourquoi m’envoyer ce mystérieux haïku d’Iki ? Haïkudiki, Haïkudiki : j’éclatai de rire.
Sur mon portable, j’ai consulté les nouvelles du jour et les alertes météo. Tous les déplacements par voie maritime étaient suspendus. J’ai décidé de répondre à ma sœur par un message aussi clair que le sien était sybillin:
“Prends garde à la houle et aux éléments, on essaie de se retrouver après le passage du raz-de-marée.”
A peine commencées, les vacances étaient déjà terminées. Perdues pour perdues, j’ai vérifié mon agenda et réalisé que pour ma prochaine prestation il fallait que je reparte à l’opposé de Sikoku par le pont qui relie Tamakaku à Amagazaki à la pointe la plus septentrionale de l’île de Honshu où mes collaborateurs me donnaient rendez-vous lundi. C’est une région réputée froide m’avait-on dit.
Heureusement la vieille ouvrait boutique dimanche compris et j’ai pu compléter ma panoplie. Je lui ai acheté – pas le choix- une écharpe bleu indigo. Elle jurait atrocement avec mon chemisier de soie jaune mais je n’aurai pas le temps de m’arrêter en chemin à Tokyo: le train grande vitesse Tokyo-Aomori quittait la gare centrale à 5h50 lundi. Le lendemain, je montai à bord de ce train qui lévitait au-dessus des rails. Le vent qui soufflait à plus de 150km/h me donnait l’impression de traverser un monde flottant. La paysage filait et se fondait de plus en plus, ne laissant qu’une impression de vertige. Brusquement, le train décéléra et le haut-parleur annonça la gare d’Aomori. Quand les portes s’ouvrirent je fus prise dans un tourbillon de neige et me souvins de ce que je n’avais écouté que d’une oreille : le froid était indescriptible.
Texte écrit lors de la 1ere séance de l’atelier d’écriture d’Elise Vandel.
Retrouvez toutes ses propositions d’écriture ici : http://chezliseron.com